Quel contrôle politique sur les armées ?






14 Décembre 2022

Antoine Maire publie « Pouvoir politique et autorité militaire » chez VA Éditions. Cet ouvrage revient sur la question épineuse du contrôle politique sur les armées et de la manière dont ce dernier peut se traduire. Nous avons échangé avec l’auteur pour mieux comprendre les enjeux et les défis des relations complexes qui se nouent entre le pouvoir politique et l’autorité militaire.


Historiquement, quels liens entre les armées et le pouvoir politique ?

Le rapport entre le pouvoir politique et les armées a toujours été marqué par une forme d’ambivalence et de crainte. C’est le sens de la formule de Cicéron selon laquelle « Cedant arma togae, concedat laurea laudi. », que les armes cèdent à la toge, et les lauriers à l’éloquence. En effet l’autorité des armes confère à leurs détenteurs la capacité de peser sur le déroulement des affaires politiques. La question qui se pose est donc de savoir comment le pouvoir politique peut contrôler les acteurs militaires. Cela se traduit également une forme de dilemme pour les décideurs. En effet, l’accroissement de l’efficacité des armées peut se traduire pour les responsables politiques qui l’engagent par une menace accrue pour leur sécurité de leur pouvoir.

En France, l’histoire des relations entre le pouvoir politique et l’autorité militaire, ce que l’on appelle communément la charnière politico-militaire, a été marquée par de nombreuses oscillations. Seule la Ve République est parvenue à produire une charnière politico-militaire relativement équilibrée, même si cet équilibre reste précaire. La Révolution a tenté de rompre avec le modèle de la « vieille armée » pour reprendre les mots de Jean Jaurès en faisant émerger le concept de la nation en armes. Cette expérience n’a néanmoins été que de courte durée. Durant la majeure partie du XIXe siècle, les autorités politiques ont fait le choix de déléguer la gestion des questions de défense aux acteurs militaires. Cela a également perduré au début de la IIIe République. La Première Guerre mondiale a changé la donne. L’enlisement du conflit a conduit les acteurs politiques à jouer un rôle croissant dans la gestion des affaires de défense et à contrôler davantage l’action des armées.

Pour autant, cette évolution n’a pas été durable. Deux dynamiques doivent être distinguées dans la période d’après-guerre. La première était spécifique aux armées et concernait l’affirmation progressive d’un chef d’état-major interarmées, un processus long et compliqué qui continue aujourd’hui de faire débat. La deuxième dynamique concerne la gestion politique du secteur de la Défense. Cette dernière a souvent été déléguée aux acteurs militaires, ce qui réduisait la capacité des acteurs politiques à exercer un contrôle effectif sur les armées. L’affirmation d’un ministre spécifiquement chargé des questions de défense a ainsi pris du temps, avant de s’affirmer avec l’avènement de la Ve République. 

La cinquième République a marqué une rupture, comme cela s’est-il traduit dans les faits ?

Lors de son retour au pouvoir, le général de Gaulle a souhaité réaffirmer l’autorité du politique sur les armées dans le contexte délicat de la guerre d’Algérie. Il a dès lors remis en place l’organisation qu’il avait déjà bâtie au moment du gouvernement provisoire de la République française, avec un ministre fort chargé de piloter les questions de défense. Cette fonction a été occupée par Pierre Messmer qui a été chargé de réformer profondément le ministère pour permettre cette nouvelle orientation. Outre des considérations politiques, cette évolution de la gouvernance du secteur de la défense a également été provoquée par l’apparition du fait nucléaire. Le fait que la France se dote de l’arme nucléaire au début des années 1960 a provoqué des changements majeurs dans les armées en organisant principalement ces dernières autour du concept de la dissuasion. Cette évolution a fait du Président de la République l’acteur clé de la gouvernance du secteur et a par conséquent accru le contrôle politique sur la gestion des affaires militaires. L’organisation mise en place à l’époque, articulée autour du Président de la République, du ministre de la Défense, et du chef d’état-major des armées, perdure encore aujourd’hui.

La fin des années 2000 a été marquée par un vif débat, quels en étaient les tenants et les aboutissants ?

Les enseignements tirés de l’engagement de la France dans la première guerre du Golfe ont mis en exergue la nécessité de renforcer le fonctionnement interarmées. Cette première dynamique s’est couplée à la volonté du pouvoir politique de tirer parti des « dividendes de la paix » et de réduire les dépenses budgétaires allouées à la défense. Dans ce contexte, deux décrets publiés en 2005 et en 2009 ont contribué à renforcer significativement les attributions du chef d’état-major des armées pour en faire un acteur clé de la charnière politico-militaire. Le décret de 2005 visait à renforcer les pouvoirs du chef d’état-major des armées en interne, notamment par rapport à ses homologues à la tête de chaque armée. Il devait également répondre à la nouvelle logique budgétaire mise en place avec la loi organique relative aux lois de finances, la LOLF, qui proposait une logique budgétaire par programmes et non plus par entité. Le décret de 2009 visait pour sa part à renforcer les pouvoirs du CEMA par rapport au ministre. Ce dernier était alors réduit à un rôle de faire-valoir et de simple gestionnaire. Il faisait du Président de la République et du CEMA les deux acteurs clés de la charnière politico-militaire en France. Cette évolution a néanmoins suscité une controverse importante. Cela a notamment été le cas au sein de la gauche qui considérait cette évolution comme contraire aux principes de la République.

Comment la réforme de la nouvelle gouvernance a-t-elle permis de repenser ce rapport ?

Face à cette controverse, François Hollande a inscrit au sein de son programme présidentiel pour l’élection de 2012 la nécessité de réaffirmer le primat du politique sur le ministère de la Défense. Jean-Yves le Drian, nommé ministre en 2012, a été chargé de conduire cette réforme dite de la « nouvelle gouvernance ». Il s’agissait de revenir sur le décret de 2009 pour réhabiliter le rôle du ministre dans la gouvernance du secteur de la défense. Dans ce cadre, la publication d’un nouveau décret en 2013 a réduit les prérogatives du chef d’état-major des armées. La mise en place d’une réforme organisationnelle profonde a également renforcé le rôle de l’administration et a cantonné les acteurs militaires à ce qui était considéré comme leur cœur de métier, à savoir les opérations. Les fonctions supports, que ce soient les ressources humaines, les finances, la communication ou encore les relations internationales ont été confiées à des directions générales administratives souvent pilotées par des acteurs civils. Il s’agissait ici de rompre avec un système basé uniquement sur une logique hiérarchique pour promouvoir l’introduction d’une logique fonctionnelle et servicielle dans la gestion du secteur de la défense. Pour autant, la France n’est pas allée aussi loin que le Royaume-Uni ou les États-Unis dans la place accordée aux acteurs civils au sein du ministère de la Défense et les acteurs militaires continuent à jouer un rôle important dans la gouvernance.

Quels enjeux aujourd’hui ?

La réforme dite de la nouvelle gouvernance a débouché sur un compromis organisationnel qui n’est pas remis en cause aujourd’hui. Pour autant, la problématique du contrôle politique sur les armées est régulièrement réactivée. Par exemple, à l’été 2017, le Président de la République, Emmanuel Macron a affirmé devant le chef d’état-major des armées, le général de Villiers, « je suis votre chef » afin de dénoncer publiquement les prises de position publiques du CEMA dans le débat sur le budget de la défense. Plus récemment, au printemps 2021, la tribune signée par d’anciens militaires dénonçant le délitement de la France a également suscité un vif émoi dans la classe politique. Ces prises de position illustrent néanmoins une mutation du débat. Ce dernier ne porte plus réellement sur le contrôle politique sur les armées, mais plutôt sur la liberté de parole dont dispose l’armée, la grande muette, pour peser sur le débat public.